LORENZACCIO-ANALYSE COMPLÈTE

GÉNÉRALITÉS

Synopsis

L’action se déroule à Florence en 1537, mais Musset pose ici ou là des signes — par ex. des anachronismes —  indiquant qu’on peut lire aussi les journées de 1830, révolte inachevée contre la monarchie. Lorenzo de Médicis, 19 ans, jeune homme d’abord sérieux, admirateur de Plutarque, puis qui laisse tomber ses lectures, va se fixer comme but la restauration de la République par le moyen de l’assassinat de son cousin, le duc Alexandre de Médicis, qui règne sur Florence en tyran avec l’appui du Saint-Empire et du pape (un autre cousin, Côme, le remplacera après sa mort). Une garnison allemande assure sa protection, détestée par les florentins. Mais ce but et ce moyen se révèlent aussi comme une quête d’identité et de vérité sur soi et le monde de la part de Lorenzo.

Lorenzo est le compagnon de débauche d’Alexandre son cousin (on les soupçonne aussi de rapports homosexuels). Il projette de le tuer pour libérer Florence de la  tyrannie, estimant que les grandes familles républicaines sont trop passives et trop lâches pour accomplir leur devoir. L’acte de Lorenzo est voué à l’échec car il agit seul. Personne ne l’en croit capable et nul n’a le courage de tirer parti de son acte pour instaurer à Florence un régime moins tyrannique. C’st donc un acte Il parviendra pourtant à ses fins, puis finira assassiné, presque consentant, du fait du désespoir dans lequel il se trouve après son acte meurtrier.

Lorenzaccio n’a pas été mis en scène immédiatement. Les cinq actes n’ont jamais été joués intégralement ; leurs trente-six scènes exigeraient trois soirées, une soixantaine de décors, plus de quatre cents interprètes. C’est en réalité une pièce à lire plus qu’à jouer.

La censure impériale refusa qu’elle soit jouée, attendu que « la discussion du droit d’assassiner un souverain dont les crimes et les iniquités crient vengeance, le meurtre même du prince par un de ses parents, type de dégradation et d’abrutissement, paraissent un spectacle dangereux à montrer au public ». (Wikipédia)

Résumé succinct de Lorenzaccio

Lorenzo est le compagnon de débauche du duc Alexandre qui règne sur Florence. Il fait croire à tout le monde qu’il est un mauvais sujet, lâche et débauché, alors qu’il rêve de renverser la tyrannie. Mais il se prête tellement bien au jeu de la débauche qu’il en « oublie »  son projet de tyrannicide. Il va se ressaisir (on ignore pourquoi : peut-être la mort de Louise, dont il se souvient avec émotion vers la fin du drame). La manipulation est présente à différents niveaux (Cardinal Cibo, Lorenzo, la marquise…). Les personnages honnêtes sont obligés de s’exiler. Tout commence avec Salviati, un compagnon d’Alexandre, qui insulte Louise Strozzi. Il est presque mortellement blessé par Pierre Strozzi (il semble qu’il s’en sorte avec l’amputation d’une jambe), frère de Louise. Cela pousse Lorenzo qui jouait à l’imbécile avec un peintre (on dirait Hamlet qui simule la folie pour éviter de passer à l’acte) à se décider de tuer le duc. Pierre venge l’insulte faite à sa soeur Louise en attaquant Salviati. La marquise tente de séduire le duc afin qu’il soit plus juste avec le peuple florentin.  Lors d’un repas de républicains qui veulent se soulever contre le duc, où Philippe Strozzi (le père) exhorte ses amis à se rebeller, Louise meurt empoisonnée. Philippe abandonne tout projet de sédition, accablé par la tristesse. La mort de Louise semble affecter Lorenzo (il pense mélancoliquement à elle un peu avant le meurtre). Celui-ci accompli, Lorenzo s’enfuit et retrouve Philippe Strozzi à Venise, pour y apprendre que les républicains ne se sont pas soulevés. Il ne se cache pas et finit par être assassiné.

Analyse plus détaillée :

ACTE I

Scène 1 : Scène de débauche où l’on voit que Lorenzo prend du plaisir à participer aux orgies de son demi-frère Alexandre, Duc de Florence. Joue-t-il ou adhère-t-il à cette débauche ? Il a bien l’air d’y adhérer :

Lorenzo : « Deux grands yeux languissants, cela ne trompe pas. Quoi de plus curieux pour le connaisseur que la débauche à la mamelle ? Voir dans un enfant de quinze ans la rouée à venir (…) point de fond dans les principes, rien qu’un léger vernis ; mais quel flot violent d’un fleuve magnifique sous cette couche de glace fragile, qui craque à chaque pas !» (paroles d’un cynique ; description qui fait penser au caractère de Cécile Volanges dans Les liaisons dangereuses de Laclos)

La fille « payée » (et donc perdue) que son frère Maffio recherche avec angoisse préfigure l’insulte faite à Louise Strozzi par Salviati. Débauche dont la victime est la soeur du naïf Maffio, croyant que le duc le vengera, et qui la recherche avec anxiété : « si le duc ne sait pas que sa ville est une forêt pleine de bandits, pleine d’empoisonneurs et de filles déshonorées, en voilà un qui le lui dira. »

Scène 2 : des enfants fascinés par les fêtes des riches (préfiguration de la scène à la fin de la pièce entre le petit Salviati et le petit Strozzi qui se battent). Dialogue entre un orfèvre et un marchand, le premier pas trop favorable à ces fêtes, le second beaucoup (normal, c’est un marchand… l’orfèvre, symboliquement, représente une classe plus traditionnelle, celles des artisans, et le savoir-faire. C’est aussi là qu’on voit le Duc et Salviati déguisés en religieuses. Salviati croise Louise (de la famille républicaine des Strozzi) et la harcèle. Ce qui va accélérer le drame : Louise : « Lâche mon pied, Salviati. » Salviati : « Non, par le corps de Bacchus ! jusqu’à ce que tu m’aies dit quand nous coucherons ensemble. »

Première indication d’une duplicité de Lorenzo dont le Provéditeur (gouverneur de la forteresse de Florence) dit : « Peste soit de l’ivrogne et de ses farces silencieuses ! Un gredin qui n’a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe le temps à des espiègleries d’écolier en vacances ! »

Cette fascination pour les fêtes de riches, les commerçants l’éprouvent aussi, qui se frottent les mains en constatant la débauche des grands (qui leur rapporte de l’argent). Seul un orfèvre se plaint de la corruption qui gangrène Florence : « Les Médicis gouvernent au moyen de leur garnison ; ils nous dévorent comme une excroissance vénéneuse dévore un estomac malade »

Scène 3 : Marquis et marquise Cibo, puis Cardinal Cibo, frère du marquis. Dialogue tendu entre la marquise et le cardinal à propos de l’inconduite d’Alexandre déguisé en nonne. On y apprend par une lettre apportée au cardinal que le duc tourne autour de la marquise, qui n’aime pas la corruption qui règne à Florence : « cela vous est égal (…) que la débauche serve d’entremetteuse à l’esclavage, et secoue ses grelots sur les sanglots du peuple ? » Le cardinal lui révèle sa corruption : « Rien n’est un péché quand on obéit à un prêtre de l’Eglise romaine ». Il lit une lettre du Duc destinée à la marquise où il lui signifie son désir de la posséder : le cardinal sait donc que la marquise trompe son mari ; il en profitera pour faire pression sur elle ; en vain, elle avouera l’adultère à son mari. 

Scène 4 : Valori (commissaire apostolique, représentant du Pape) et sire Maurice (chancelier des huit, ceux qui voteront l’élection de Côme à la place du duc assassiné), puis le cardinal Cibo, puis Lorenzo. Le duc dit à Valori : « Vous êtes, pardieu, le seul prêtre honnête homme que j’aie vu de ma vie. » (ce qui montre qu’Alexandre ne se raconte pas d’histoire sur l’honnêteté de l’église catholique)  Valori et sire Maurice veulent la tête de Lorenzo, débauché et athée : « il se moque de tout » (ce qui contient une part de vérité). Mais Lorenzo est cousin du duc, qui le traite, gentiment, de lâche : « Renzo un homme à craindre ! le plus fieffé poltron ! une femmelette, l’ombre d’un ruffian énervé! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d’en apercevoir l’ombre à son côté ».

Au cardinal qui lui dit de s’en méfier : « Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail ; ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n’a pas la force de rire. C’est là un homme à craindre ?»

S’ensuit une scène de duel entre Lorenzo et Valori. À Valori qui lui demande de tirer son épée, Lorenzo répond : « Si l’on vous a dit que j’étais un Soldat, C’est une erreur ; je suis un pauvre amant de la science. » (ce qui a une part de vérité : Lorenzo étudiait les classiques dans sa jeunesse). Le duc dit de son cousin : « Regardez Renzo, je vous en prie ; ses genoux tremblent ; il serait devenu pâle, s’il pouvait le devenir. Quelle contenance, juste Dieu ! je crois qu’il va tomber. » Lorenzo feint la peur, ou a réellement peur, peut-être un peu les deux, ce qui n’est pas contradictoire, et se montre (ou est) lâche. Le duc l’humilie, toujours gentiment : «  la seule vue d’une épée le fait trouver mal. Allons ! chère Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta mère.» Le cardinal est toujours méfiant et doute de cette lâcheté trop théâtrale : « Vous croyez à cela, monseigneur ? »

Scène 5 : Des femmes discutent de religion et de la cherté de la vie, des bourgeois disent du mal du duc. Rencontre entre Salviati et le Prieur de Capoue (Léon Strozzi, un des fils de Philippe, du clan des républicains) : le premier annonce qu’il doit coucher avec Louise. Léon Strozzi, frère de Louise, entend l’insulte de Salviati («  J’ai rencontré cette Louise la nuit dernière au bal de Nasi ; elle a, ma foi, une jolie jambe, et nous devons coucher ensemble au premier jour. »). Léon : « je ne sais pas si tu sais que c’est de ma sœur que tu parles. » (il arrive en effet qu’on dise une chose terrible sans le savoir). Mais Salviati sait ce qu’il dit : « toutes les femmes sont faites pour coucher avec les hommes, et ta sœur peut bien coucher avec moi. » Léon racontera cela à son père Philippe et à ses frères (ce qui poussera Pierre à agresser Salviati, ce qui causera la mort de Louise). 

scène 6 : Marie (mère de Lorenzo) et Catherine (tante de Lorenzo, mais du même âge que lui, ce qui explique pourquoi elle appelle « mère » Marie). Marie se plaint de son fils qui a abandonné la lecture des classiques. Catherine le défend. Marie rappelle qu’il a trahi les bourgeois de Florence.

Marie est sévère avec son fils : « Aimerais-tu un homme qui a peur ? » (on aime toujours quelqu’un pour des apparences, jamais pour un prétendu fond qui n’existe pas). Catherine est aussi sévère : « Son cœur n’est peut-être pas celui d’un Médicis ; mais, hélas c’est encore moins celui d’un honnête homme ». Il faut dire que Lorenzo a tout fait pour passer pour un homme en qui on ne peut avoir confiance (il est trop duplice). La tante croit encore en son neveu : « je me dis malgré moi que tout n’est pas mort en lui. » (elle dit vrai). Marie se rappelle que son fils aimait Plutarque (Vies des hommes illustres), qu’il avait « un saint amour de la vérité ». Mais elle ajoute : « il n’est même plus beau » (la débauche enlaidirait-elle ?). Catherine dit : «  Il est encore beau quelquefois dans sa mélancolie étrange ». Marie poursuit sur la trahison de son fils : « Tous ces pauvres bourgeois ont eu confiance en lui ; il n’en est pas un, parmi tous ces pères de famille chassés de leur patrie, que mon fils n’ait pas trahi. »

La scène (et du même coup l’acte) se termine sur le départ des bourgeois bannis de Florence pour leur opposition au duc. Parmi eux, Maffio, dont la soeur a été séduite par le duc et ses compères de débauche.

RÉCAPITULATION DE L’ACTE 1 : on a donc un premier acte qui met en place les pièces du drame romantique : la débauche de Lorenzo et Alexandre. Louise Strozzi insultée par un sbire du duc. Les Strozzi vont le savoir et se vengeront. Louise en mourra et Lorenzo passera enfin (depuis quand le ruminait-il ?) à l’acte en songeant à la petite Louise qu’il a connue jadis, enfant. En attendant, on la vu se montrer lâche lors du quasi duel avec Valori. On sait par la mère de Lorenzo qu’il a trahi le parti républicain (les bourgeois de Florence).

ACTE II

Scène 1 : chez les strozzi. 

Philippe Strozzi est manifestement un homme d’idéal, qui ne s’intéresse pas à la réalité de la condition humaine. Il a une vision morale, qui lui fait négliger le tragique de la vie (d’où son effondrement final, après la mort de sa fille, chose insupportable pour un homme qui nie le tragique) : « La corruption est-elle donc une loi de nature ? (…) Que le bonheur des hommes ne soit qu’un rêve, cela est pourtant dur, que le mal soit irrévocable, éternel, impossible à changer, non ! » (beaucoup de gens aujourd’hui, en Occident, disent non à la réalité au prétexte qu’elle leur déplaît, comme si on pouvait révoquer d’un mot le réel).  La question : «Pauvre humanité ! quel nom portes-tu donc ? celui de ta race, au celui de ton baptême ? » Cela conduit à cette question : que te crois-tu, es-tu esprit ou corps ? Par le corps, nous serions de la « race de Caïn », ce qui fait penser au poème de Baudelaire : https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Fleurs_du_mal_(1861)/Abel_et_Caïn.

On devine dans ce poème que nous sommes tous fils de Caïn, juifs compris. Par l’esprit, ou « nom de baptême » qui nous fait devenir des hommes moraux selon la doctrine chrétienne : si tu te crois fils de Caïn, tu seras coupable, mais si tu te crois fils de Dieu, tu seras innocent. Son fils Léon Strozzi (le prieur de Capoue) arrive, puis Pierre Strozzi (autre fils de Philippe). Bel exemple de ce qu’il faut savoir taire :  « C’était très beau, et je m’y suis assez amusé, sauf certaine contrariété un peu trop forte que j’ai quelque peine à digérer.» Léon prend conscience trop tard qu’il aurait dû se taire (« Mais non, cela est inutile, je suis un sot de m’en souvenir. »). Rien de tel pour exciter la curiosité de Pierre. Léon s’enferre de plus en plus. Il est donc à l’origine de la mort de Louise. Voilà ce que c’est de trop en dire. Il raconte l’histoire de l’insulte faite à Louise. Pierre se met en colère de la conduite de Salviati et part pour le tuer.

Scène 2 : Valori et Lorenzo. Valori défend la puissance séductrice de la religion catholique : « rien n’est plus beau, selon moi, qu’une religion qui se fait aimer par de pareils moyens. Vive l’apparence, qui cache un fond trop sec et pessimiste : péché originel, carême, fidélité des époux, etc. Il poursuit : « La religion n’est pas un oiseau de proie ; c’est une colombe compatissante qui plane doucement sur tous les rêves et sur tous les amours. » Lorenzo répond à la façon du Hamlet de Shakespeare : « Sans doute ce que vous dites là est parfaitement vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde. » Parole de nihiliste moral (tout est bien et vrai et tout est mal ou faux). Suit le dialogue avec Tebaldeo le peintre pour évoquer la beauté, la réalité, Florence. il se conduit aussi comme Hamlet, simulant la folie ou la stupidité. Puis il compare Florence  à une courtisane (il demande à Tebaldeo de peindre une courtisane, sujet éminemment immoral, mais c’est pour montrer que Florence est pleine d’immoralité). Lorenzo argumente : « Ton Dieu s’est bien donné la peine de la faire», ce qui indique son athéisme (il ne dit pas « notre » ou « mon » Dieu). Il va jusqu’à comparer Florence à une catin (Luther, le fondateur du protestantisme vers 1530 a pu dire « la putain Rome »). Puis Lorenzo déclare qu’« un peuple malheureux fait les grands artistes. » (tout en se moquant du peintre). À la question de Lorenzo : « Es-tu républicain ? aimes-tu les princes ? », Tebaldeo répond « Je suis artiste ». Lorenzo semble opposer le caractère illusoire de l’art et la vérité ou l’erreur des choix politiques.

Scène 3 : Chez la marquise Cibo. Le cardinal Cibo, seul, fait comme s’il parlait au Pape. «Tu attends cela de moi ; je t’ai compris, et j’agirai sans parler, comme tu as commandé. » On peut penser qu’il réfléchit soit à Lorenzo (le neutraliser), soit guider Alexandre vers une meilleure gestion de Florence, soit préparer son remplacement. Le cardinal est un homme de l’ombre, qui va profiter de toutes les occasions (dont sa belle soeur la marquise Cibo amoureuse du duc Alexandre, pour infléchir sa politique), qui vont conduire à l’élection de Côme à la place d’Alexandre, assassiné par Lorenzo.

Dialogue entre lui et sa belle-soeur, qui a pris son beau-frère pour confesseur. Elle avoue avoir dit que « la sainte Eglise catholique était un lieu de débauche », ce qui indique qu’elle réprouve la débauche d’Alexandre et de Lorenzo. Elle essaye de ne pas livrer son secret (correspondance amoureuse avec le duc), mais le cardinal le savait déjà. « Est-ce que je ne sais pas que c’est du duc que vous voulez parler ? » La marquise s’étonne : « Eh bien ! si vous le savez, pourquoi voulez-vous me le faire dire ?» C’est qu’un aveu vaut plus que la même chose simplement devinée. Le cardinal ajoute : « Qu’un Confesseur doit tout savoir, parce qu’il peut tout diriger, et qu’un beau-frère ne doit rien dire, à certaines conditions.  » Étant les deux, il doit tout savoir et savoir tout taire, ce qui peut passer pour la devise du parfait manipulateur. La marquise ne sait plus ce qu’il veut : « que veut- il donc faire de moi ? la maîtresse du duc ? Tout savoir, dit-il, et tout diriger ! » (Le cardinal espère, semble-t-il, devenir un jour Pape, c’est sa grande ambition, mais dans l’histoire réelle, il ne sera que Cardinal).

scène 4 : Marie (mère de Lorenzo), Catherine (tante de Lorenzo). et Lorenzo, puis Bindo (un oncle) et Venturi (un bourgeois). Sa psychologie est celle d’un enfant. Quand Marie, sa mère lui dit : «  Si vous méprisez les femmes, pourquoi affectez-vous de les rabaisser devant votre mère et votre sœur ? » Lorenzo répond : « Je vous estime, vous et elle. Hors de là, le monde me fait horreur. » (propos assez enfantin, surtout misanthrope, digne d’une « belle âme » dirait Hegel et de son « délire de présomption » : qui est Lorenzo pour juger de si haut tout le genre humain ?)

Il parle par énigmes (ciomme Hamlet chez Shakespeare) : « si mon spectre revient, dites-lui qu’il verra bientôt quelque chose qui l’étonnera. » (sa mère vient de lui raconter un rêve où Lorenzo lui apparaissait sous forme de spectre — pressentiment de sa mort)

L’oncle Bindo et Venturi réclament des comptes à Lorenzo au sujet de sa lâcheté (scène 4 de l’épée) : « On dit que tu t’es évanoui à la vue d’une épée » Lorenzo répond : « Le Croyez-vous, mon oncle ?  » (laissant entendre que c’était simulé). Bindo hésite, au vu de la conduite présente de Lorenzo avec le duc : « cela ne m’étonnerait pas que tu devinsses plus vil qu’un chien, au métier que tu fais ici.  » C’est le prix à payer quand on a un comportement duplice. Il y a bien deux Lorenzo comme il y a eu deux Musset (DIGRESSION : ce qui fait que je n’aime pas cet auteur : un artiste, un penseur, ne peuvent me plaire que s’ils sont des personnalités dotés d’unité, tels Shakespeare ou Mozart, UN seul caractère, et s’ils sont joyeux et tragiques, joyeux parce que tragiques… Les hommes qui prêchent une morale ne me plaisent pas du tout :  ils mentent sur la condition réelle des hommes, qui est terrible et irrémédiable selon Lucrèce, Spinoza, Shakespeare, Nietzsche, Rosset, hommes à la joie inextinguible).

Lorenzo, qui doit garder cachée son intention (mais l’a-t-il déjà ou viendra-t-elle avec la mort de Louise ?) : « L’histoire est vraie : je me suis évanoui. » (il dit la stricte vérité : le fait est vrai, mais l’intention, derrière le fait, n’est pas en accord avec le fait). On peut dissimuler sans mentir !

Il insulte le bourgeois Venturi en le traitant de marchand (je m’étonne de cette réaction : la bourgeoisie est bien la classe qui a plongé toute l’humanité dans un marché où tout se vend : nourriture, sang, sexe… Mais Venturi n’en a pas conscience en 1537), d’autant qu’il est encore artisan « Seigneur, je suis à la tête d’une fabrique de soie ; mais c’est me faire une injure que de m’appeler marchand » Qui fait croire quoi à qui ? Venturi se fait croire qu’il n’est pas un vil marchand (DIGRESSION : cette pointe de Musset est dirigée contre les bourgeois qui, en 1830, ont refusé d’être des révolutionnaires jusqu’au bout — révolution de juillet 1830 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Trois_Glorieuses, qui installe Louis Philippe à la place de Charles X son cousin, révolutoion que vous devez connaître un peu si vous voulez comprendre à fond Lorenzaccio : Charles X, Louis-Philippe et Macron, comme 1830 et notre présent, présentent quelques similitudes, mais pas plus… ne rêvons pas !… et je ne suis fan des révolutions, même si certaines apportent parfois quelques avancées sociales —  ce qui ne change pas du tout la condition humaine ; dans l’idéal, il serait bon de connaître les grands traits de la révolution de 1848, abdication de Louis Philippe, « le roi bourgeois » qui a remplacé Charles X en 1830 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Révolution_française_de_1848).

Bindo poursuit son questionnement sur la conduite de Lorenzo : « Vous nous avez dit quelquefois que cette confiance extrême que le duc vous témoigne n’était qu’un piège de votre part. Cela est-il vrai ou faux ? Etes-vous des nôtres, ou n’en êtes-vous pas ? voilà ce qu’il nous faut savoir. » Ce qui montre que sa conduite est telle qu’on ne peut deviner les intentions réelles de Lorenzo, qui répond avec insolence et légèreté :  « Regardez comme ma barbe est coupée. N’en doutez pas un seul instant ; l’amour de la patrie respire dans mes vêtements les plus cachés. » 

Arrivée du duc, occasion d’une petite hypocrisie de la part de Lorenzo : « Quel excès de faveur, mon prince ! vous daignez visiter un pauvre serviteur en personne ? »

Lorenzo va se moquer de celle hypocrisie de Bindo et Venturi en disant au Duc qu’ils sollicitent chacun une chose : un poste à Rome pour Bindo et des privilèges pour les soies de Venturi (c’est à rapprocher de la conduite des bourgeois en 1830 avec Louis-Philippe qui remplace Charles X). Le duxc leur accorde sans discuter. Les deux sortent, dégoûtés de ce « tour infâme » (Bindo à Venturi) joué par Lorenzo qui les méprise.Le duc aperçoit Catherine, jeune tante de Lorenzo. Il la veut aussitôt. Lorenzo lui dit «  Cela serait très difficile. C’est une vertu. » Ce qui rappelle le défi que se lance Valmont avec Tourvel. Suit un échange (un des rares que je trouve drôles) : Lorenzo : « Je lui demanderai, si vous voulez. Mais je vous avertis que c’est une pédante ; elle parle latin. » Le duc : Bon ! elle ne fait pas l’amour en latin. »

Lorenzo annonce qu’il doit se rendre chez Philippe Strozzi, que méprise le duc (c’est en plus un ennemi). Le duc s’étonne de l’accueil qui lui est fait chez les républicains : « j’avoue que je ne comprends pas comment ils te reçoivent.  » Et pour cause…il ignore tout du double jeu de Lorenzo (il l’aime trop pour voir dans son jeu). La réponse de Lorenzo est fameuse (tous les étudiants la citeront, si elle est pertinente au concours) : « Si vous saviez comme cela est aisé de mentir impudemment au nez d’un butor ! » Ce n’est donc pas par elle que vous parviendrez à faire la différence (par le haut du moins). Il faudra peut-être la citer, mais ajoutez-y des précisions, en ajoutant la suite par exemple: « Cela prouve bien que vous n’avez jamais essayé. » Lorenzo connaît bien Alexandre : jouissant d’un pouvoir quasi absolu, il peut se payer le luxe de la véracité. (DIGRESSION : Nietzsche fait remarquer quelque part dans son oeuvre qu’être un aristocrate, chez les Grecs, c’était équivalent à être véridique, vérace dirait l’empiriste anglais du 18e Thomas Reid — pour les élèves qui ont eu son texte en colle, où il parle de véracité et crédulité, deux fondements de la conduite des hommes : le mensonge, c’est pour les faibles, ceux qui dissimulent, qui trichent, qui font les hypocrites, comme Bindo…Nietzsche dit que les femmes sont appris au cours des siècles très fortes en cela, à cause de la domination apparente des mâles…ce qui est vrai, ceci dit sans aucune misogynie : d’ailleurs, une femme qui dit tout ce qu’elle pense est grillée auprès de pas mal d’hommes… un mâle aussi d’ailleurs, auprès des femmes et des autres mâles —  je dis mal pour bien distinguer homme et femme de Homme, être humain).

scène 5 : Une salle du palais des Strozzi. Philippe Strozzi ; le prieur ; Louise, occupée à travailler ; Lorenzo, couché sur un sofa. Scène destinée à faire avancer l’intrigue : l’emprisonnement des deux fils de Philippe Strozzi va accélérer les événements jusqu’au meurtre du duc par Lorenzo.

Philippe décrit fort bien le mécanisme de la violence méimétique chère à René Girard : « Un propos ! la fumée d’un repas jasant sur les lèvres épaisses d’un débauché ! voilà les guerres de famille, voilà comme les couteaux se tirent. » Cette méfiance à l’égard des mots explique sa conduite hésitante, et finalement résignée après la mort de sa fille. Philippe représente le bourgeois sceptique, lucide : la vie humaine, politique et sociale, ce ne sont que « des mots, des mots, des mots », traduction du fameux « words, words, words » d’un Hamlet désabusé et impuissant à agir : dans Hamlet, scène 2 de l’acte 2, répondant à Polonius, père d’Ophélie, amoureuse d’Hamlet (lui aussi est amoureux d’elle, mais aussi timide que Danceny dans LLD) qui lui demande ce qu’il lit… Hamlet tuera accidentellement Polonius d’un coup d’épée dans un rideau, croyant qu’il s’agissait de Claudius, son oncle qui a tué son père, le roi du Danemark : la conduite bizarre d’Hamlet, hésitant à venger son père, ressemble beaucoup à celle de Lorenzo… Musset a calqué la conduite de Lorenzo sur celle d’Hamlet.

Une autre remarque intéressante de Philippe : « la raison, est-ce donc la vieillesse ? » On croit que penser rationnellement est une exigence de la vérité. Mais il se peut que ce soit un simple fait de l’âge et de la lassitude de vivre. La jeunesse fougueuse, pleine de désir est rarement sage (ce qu’on comprend : la vie qui pétille n’a que faire de la raison… C’est en vieillissant, après les coups durs, les échecs, les défaites, que la raison gagne du terrain). On se fait croire qu’on est raisonnable pour des motifs intellectuels purs, alors que c’est de la simple psychologie. Je ne parle pas de la rationalité scientifique ici, mais du caractère raisonnable.

Il dit aussi : « On croit Philippe Strozzi un honnête homme, parce qu’il fait le bien sans empêcher le mal  ». Philippe est un peu le pendant de Lorenzo, mais dans l’autre sens : il parle beaucoup d’action mais ne fait rien, tandis Lorenzo ne dit rien, mais agit. Philippe se reproche de reculer devant l’action de peur de perdre ses fils. « et maintenant, moi, père, que ne donnerais-je pas pour qu’il y eût au monde un être capable de me rendre mon fils et de punir, juridiquement l’insulte faite à ma fille ? Mais pourquoi empêcherait-on le mal qui m’arrive, quand je n’ai pas empêché celui qui arrive aux autres, moi qui en avais le pouvoir ? » Mais c’est par sa fille qu’il sera atteint mortellement.

Entrent Pierre et Thomas Strozzi (ils ont blessé mortellement Salviati). Tandis que Louise est horrifiée (comme si elle voyait sa mort prochaine dans ce meurtre), Lorenzo ne peut s’empêcher d’admirer (c’est un élément qui va jouer dans sa prise de décision) : « Tu es beau, Pierre ; tu es grand comme la vengeance. » Son désir est mimétique : comme Pierre, il fera couler le sang. Se faire croire s’appuie toujours sur le se faire croire d’un autre. Toute croyance est aussi peu une prérogative personnelle que le désir (on croit ce que croient les autres).

Imitation que Pierre rejette avec violence : « Quand donc fermerez-vous votre porte à ce misérable ? ne savez-vous donc pas ce que c’est, sans compter l’histoire de son duel avec Maurice ?  » Il le traite aussi de « canaille », de « lèpre ».

scène 6 : Au palais du Duc.Le duc, à demi nu ; TEBALDEO, faisant son portrait ; Giomo joue de la guitare.

Scène de la cotte (attention à bien écrire le mot) de maille que Lorenzo va faire disparaître pour réussir son coup. C’est la première fois qu’on voit clairement l’intention de tuer le duc en action. (clairement parce que la venue du peintre fait partie du stratagème)

Prenant la cotte de maille, Lorenzo s’informe sur ses qualités, en mêlant ses questions à des propos insignifiants : « Vous avez là une jolie cotte de mailles, mignon ! Mais cela cela doit être bien chaud. (…) C’est très léger, mais très solide. Croyez-vous cela à l’épreuve du stylet ? »

Lorenzo ne peut s’empêcher de presque se démasquer : « Pourquoi donc posez-vous à moitié nu ? Cette cotte de mailles aurait fait son effet dans votre portrait ; vous avez eu tort de la quitter. »

On comprend pourquoi Lorenzo a fait venir le peintre : c’est lui qui a voulu que le duc pose sans sa cotte de maille.

Quand le duc veut la remettre après la séance de pose, elle a disparu. Lorenzo joue les écervelés : « Je l’ai remise où elle était. Attendez ; – non : je l’ai posée sur ce fauteuil ; – non, c’est sur le lit. Je n’en sais rien. » Sa guitare va l’aider à divertir l’attention du duc, sinon de Giomo, écuyer du duc (un costaud) qui restera très méfiant : « Dans le puits du jardin, apparemment ? car vous étiez penché dessus tout à l’heure d’un air tout à fait absorbé.»

Lorenzo fait encore l’imbécile (toujours comme Hamlet) : « Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon plus grand bonheur. Après boire et dormir, je n’ai pas d’autre occupation.  »

À un seul moment, le duc se trouve bien près de la vérité : « Que le diable t’emporte ! c’est toi qui l’as égarée. »

Seul Giomo garde ses soupçons : « Je voudrais retrouver cette cotte de mailles, pour m’ôter de la tête une vieille idée qui se rouille de temps en temps. Bah ! un Lorenzaccio ! » Mais l’image d’un Lorenzo débile (sans force, impuissant) atténue ses craintes.

scène 7 : Devant le palais.Entre Salviati, couvert de sang et boitant ; deux hommes le soutiennent. 

Salviati apprend au duc quels sont ceux qui l’ont attaqué, ce qui va sceller le sort de la pauvre Louise. Salviati ment pour s’assurer que le duc le vengera : « Les Strozzi ont trouvé leur sœur insultée, parce que j’ai dit que tu lui plaisais » Encore un « faire croire » aux effets catastrophiques et incalculables. 

RÉCAPITULATION DE L’ACTE 2 : on y voit avancer l’action vers son dénouement. Pierre Strozzi apprend de son frère que Louise a été insultée. Lorenzo fait venir le peintre Tebaldeo pour faire le portait de la « Mazzafirra toute nue (une courtisane ? oui et non : c’est aussi le duc qu’il peindra, dépouillé de sa cotte de maille). Le cardinal veut faire chanter la marquise depuis qu’il la sait maîtresse du duc. Lorenzo se défend de ne pas être du côté des républicains, mais il méprise les bourgeois, le montre en leur jouant un « tour infâme ». Pierre et Thomas Strozzi vengent leur soeur Louise, Philippe se révèle velléitaire (hésitant, velléité : petite volonté,  volo, je veux, du verbe velle en latin). Lorenzo volle la cotte de maille pendant que le duc pose pour le peintre. Salviati apprend à Alexandre qui l’a blessé.

ACTE III

scène 1 : La chambre à coucher de Lorenzo (qui sera le lieu du meurtre du duc). Lorenzo, Scoronconcolo, faisant des armes.

Un propos de Lorenzo indique que la vengeance mûrit depuis longtemps en lui : « ô ma vengeance ! qu’il y a longtemps que tes ongles poussent ! »

Scoronconcolo (spadassin ami fidèle de Lorenzo) lui dit : « Es-tu en délire ? As-tu la fièvre, ou es-tu toi-même un rêve ? » (Lorenzo est perdu dans une haine délirante) Lorenzo ne lui révèle pas son but : « je te dis que mon seul plaisir est de faire peur à mes voisins. » (c’est vrai, mais c’est le moyen, pas le but : habituer ses voisins au bruit des armes pour l’éventualité d’une lutte quand il tuera Alexandre). Scoronconcolo lui fait remarquer : « Si tu veux faire peur aux voisins, tu t’y prends mal. Ils ont eu peur la première fois, c’est vrai ; mais maintenant ils se contentent d’enrager » (c’est justement ce que veut Lorenzo). Mais son ami a compris l’essentiel : « Tu as un ennemi, maître. (…) il n’y a rien de si mauvaise digestion qu’une bonne haine. » En effet, la haine est un poison qui alimente un rapport tordu avec la réalité, qu’elle déforme à son gré.

scène 2 : Au palais Strozzi. Entrent Philippe et Pierre. 

L’intérêt de cette scène réside dans le fait que l’on voit que Philippe Strozzi est surtout un beau parleur, mais qu’ensuite il se révèlera mauvais dans le domaine de l’action (suite à la mort de Louise sa fille). Pierre, son fils, le lui reproche : « Vous qui savez aimer, vous devriez savoir haïr. » Lorenzo est plein de cette haine.

Cependant, Philippe a raison de dire à son fils et aux bourgeois qui rêvent de se soulever contre le duc : « Et quand vous aurez renversé ce qui est, que voulez-vous mettre à la place ?  » Car ce n’est pas tout de croire et d’imaginer qu’on va changer la face du monde en renversant l’ordre en place : il faut encore avoir la force d’agir et de bâtir (ce qui manque toujours aux révolutions radicales).

Philippe supplie son fils de l’emmener à la réuinion des conjurés : « Emmène-moi, mon fils, je vois que vous allez agir, je ne vous ferai pas de longs discours, je ne dirai que quelques mots » On pense aux « words, words, words » d’Hamlet : j’ai déjà dit que Musset a calqué la conduite de Lorenzo sur celle du personnage de Shakespeare, et j’ai dit aussi cela au sujet de Philippe (scène 5 de l’acte 2).

scène 3 : Une rue. Un officier allemand et des soldats ; Thomas Strozzi, au milieu d’eux. (scène centrale et la plus longue de la pièce : le dialogue entre Lorenzo et Philippe Strozzi est essentiel pour comprendre les atermoiements passés de Lorenzo)

Un officier allemand emmène les enfants de Philippe en prison. Un bourgeois dit à Philippe : « Empêche-le, Philippe, il veut emmener ton fils en prison. » Son impuissance à agir est donc connue de tous. Un homme du peuple ajoute : « Philippe, tu laisses emmener tes enfants au tribunal des Huit !  » Philippe Strozzi semble désemparé, dépassé par les événements : « J’ai beaucoup d’enfants, mais pas pour longtemps, si cela va si vite. » (il ne croit pas si bien dire, puisqu’il va perdre sa fille. Parfois la vérité est dite sans qu’on le sache). Il essaye de se secouer : « Sors donc du fourreau, mon épée. (…) vieux corps courbé par l’âge et par l’étude, redresse-toi pour l’action ! » Mais Lorenzo se moque de lui : « Demandes-tu l’aumône, Philippe, assis au coin de cette rue ? » Car Lorenzo est plus lucide que lui sur la question de l’impuissance à agir. Philippe se raconte plus d’histoires sur lui-même que Lorenzo.

Philippe se défend en attaquant la réputation de Lorenzo : « si la hideuse comédie que tu joues m’a trouvé impassible et fidèle spectateur, que l’homme sorte de l’histrion. Si tu as jamais été quelque chose d’honnête, sois-le aujourd’hui. » Un histrion est un comédien, un baladin, un bateleur, un cabotin, un homme qui se donne en spectacle, du latin histrio, acteur. Philippe reconnaît son impuissance : « Agir ! Comment, je n’en sais rien. » Il renvoie le problème à Lorenzo, provoquant sa longue confession, morceau de bravoure de la pièce : « Mais agir, agir, agir ! ô Lorenzo, le temps est venu. N’es-tu pas diffamé, traité de chien et de sans cœur ? »

Philippe se méfie de Lorenzo : « Le rôle que tu joues est un rôle de boue et de lèpre ». Pourtant, il dit lui avoir fait confiance : « je me suis fait sourd pour te croire, aveugle pour t’aimer ; j’ai laissé l’ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur » (c’est là presque exactement ce que fait l’amoureux avec l’objet de son amour). C’est en lui disant « agis, car tu es jeune, et je suis vieux » que Philippe déclenche la pulsion d’aveu de Lorenzo.

Parlant du Tribunal des Huit qui est seul habilité à juger ses fils, Philippe les décrit comme quelque chose d’irréel : « Les Huit ! un tribunal d’hommes de marbre ! une forêt de spectres, sur laquelle passe de temps en temps le vent lugubre du doute qui les agite pendant une minute, pour se résoudre en un mot sans appel. » Beaucoup de choses semblent ainsi presque irréelles dans Florence (les masques sont omniprésents, tout le monde triche, est lâche, dit une chose et en fait une autre…) à cause de la tyrannie du duc. À la fin du 20e siècle, après l’effondrement du rideau de fer, on s’est rendu compte qu’en URSS, à cause du totalitarisme, les gens avaient perdu tout contact solide avec la réalité. Castoriadis a écrit des choses là-dessus. C’est bien vu de la part de Musset.

La lâcheté et l’égoïsme de père de Philippe apparaît ici : «qu’ils tuent et qu’ils égorgent ; mais pas mes enfants, pas mes enfants !  » Il le reconnaît lui-même : « Lorenzo, tu es un homme ferme, toi ; parle-moi, je suis faible, et mon cœur est trop intéressé dans tout cela. je m’épuise, vois-tu ; j’ai trop réfléchi ici-bas ; j’ai trop tourné sur moi-même, comme un cheval de pressoir ; je ne vaux plus rien pour la bataille. » Cette fin établit un lien entre le fait de parler sans fin et celui de devenir impuissant. N’oublions pas : Musset a été un poète et un débauché qui a  été écoeuré par l’échec de la révo. de 1830 — sans rien faire contre… il connaît donc ce problème de près !

Lorenzo va montrer à Philippe quel est son problème : «  Il y a plusieurs démons, Philippe ; celui qui te tente en ce moment n’est pas le moins à craindre de tous. » Ce démon, c’est le verbiage : on se laisse enivrer par de belles paroles sur des généralités : « la liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d’une lyre, c’est le bruit des écailles d’argent de ses ailes flamboyantes.  » Le langage est bien ce qui rend possible le « (se) faire croire ». Sans lui, les hommes seraient toujours en présence de la réalité, et les idéologies disparaîtraient. On comprend alors que Philippe dise : « je ne sais pourquoi j’ai peur de te comprendre. » C’est parce que la critique de Lorenzo touche au coeur ce qui rend impuissant Philippe : son penchant à se leurrer avec de belles phrases. Lorenzo se fait précis : « Prends garde à toi, Philippe, tu as pensé au bonheur de l’humanité.  » (DIGRESSION NÉCESSAIRE pour que vous compreniez que cette critique vaut aussi pour notre époque : Philippe Muray, essayiste théoricien du festivisme, mort en 2006, appelait cela « l’empire du bien » (https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Empire_du_bien). On dit qu’on agit au nom du bien pour mieux agir au nom du mal. C’est ainsi que les USA ont envahi Cuba en 1898 au prétexte d’aider les insurgés cubains contre les colonisateurs espagnols. Mais ils seront les nouveaux colons. Puis l’armée américaine interviendra encore en 1912 lors d’une révolte d’ouvriers agricoles ; la répression fera des milliers de morts. Un documentaire de Dollan Cannell, 638 Ways to Kill Castro, diffusé en 2006 au Royaume-Uni — dénombre les attentats commis ou prévus contre Fidel Castro sous administration de chaque président américain entre 1959 et 2000, toujours au nom du Bien : 638 ! En voici le détail : Dwight D. Eisenhower, 38 ; John F. Kennedy, 42 ; Lyndon Johnson, 72 ; Richard Nixon puis Gerald Ford, 184 ; Jimmy Carter, 64 ; Ronald Reagan, 197 ; George H. Bush, 16, Bill Clinton, 25. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Relations_entre_Cuba_et_les_États-Unis). Philippe Muray est aussi connu pour les nombreux calembours et néologismes qu’il a introduits par son style particulièrement caustique, parmi lesquels Homo festivus (l’« homme festif », l’individu occidental sorti de l’Histoire), l’« envie du pénal » (d’après l’« envie du pénis » de Freud, Muray y désigne la jouissance perverse que prend Homo festivus à réprimander ou demander la punition de ses semblables sous des prétextes moraux à la mode tels que l’antiracisme, la lutte contre l’homophobie ou l’anti-sexisme) ou encore les « mutins de Panurge » (paraphrase de Rabelais par laquelle Muray désigne les artistes ou autres se proclamant « subversifs » et « dérangeants » mais épousant en réalité toutes les valeurs de leur époque). FIN DE LA DIGRESSION.

Arrive enfin l’aveu : « Je suis en effet précieux pour vous, car je tuerai Alexandre. » Cet aveu réduit à néant (au moins pour Philippe) toute la comédie que jouait Lorenzo, et sert aussi à empêcher toute marche arrière (c’est parfois le but de ce genre de déclaration du type « bas les masques »).

Philippe ne comprend pas la critique que je viens d’évoquer (l’empire du bien…) : « pourquoi aurais-je tort de penser à la liberté ? » Lorenzo lui répond comme l’aurait fait Muray : « J’ai cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un martyr croit à son dieu. » Puis Lorenzo raconte sa métamorphose : « J’étais un étudiant paisible, je ne m’occupais alors que des arts et des sciences, et il m’est impossible de dire comment cet étrange serment s’est fait en moi. » Je trouve très intéressante la remarque finale : je crois que nul ne sait pourquoi et comment se font les changements qui parfois se font en nous. Rosset avait raison de dire : « moins je me connais, mieux je me porte. » Lorenzo admet seulement que ses intentions ne sont pas pures : « si la Providence m’a poussé à la résolution de tuer un tyran, quel qu’il fût, l’orgueil m’y a poussé aussi. » Il s’est alors identifié à un personnage historique qu’il a dû connaître dans sa jeunesse studieuse : « j’ai commencé à vivre avec cette idée : il faut que je sois un Brutus. » On rencontre encore René Girard et sa théorie du désir mimétique : nul ne peut bâtir sa vie sur soi-même seulement, on doit se rapporter à des modèles. Lorenzo n’échappe pas à la règle. Cette imitation est un des mécanismes les plus courants et universels du « (se) faire croire ». J’accole souvent « se » et « faire croire » : c’est le moment de préciser un point : il n’y a peut-être jamais de « faire croire » qui soit parfaitement distinct d’un « se faire croire ». Gardez cela à l’esprit.

La différence entre Lorenzo et un révolutionnaire classique est qu’il est trop pessimiste, individualiste et lucide quant à l’espèce humaine : « Je ne voulais pas soulever les masses, (…) je voulais arriver à l’homme, me prendre corps à corps avec la tyrannie vivante »

Sa méthode est donc celle de la révolte individuelle : « L’empereur et le pape avaient fait un duc d’un garçon boucher. (…) acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses orgies.J’étais pur comme un lis, et cependant je n’ai pas reculé devant cette tâche. (…) je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d’opprobre ». La fin indique que Lorenzo s’est sali (il cherchait la pureté et a rencontré la souillure : aspect de la personnalité de Musset lui-même, qui a   écrit — à partir de ses propres expérience de débauche ? — un roman licencieux, ou pornographique, Gamiani). Philippe croyant voir le rouge de la honte sur son visage, Lorenzo répond ceci : « les masques de plâtre n’ont point de rougeur au service de la honte. J’ai fait ce que j’ai fait.  » Il assume pleinement sa duplicité. Ce qui l’aide à soutenir le regard accusateur de ses proches, c’est sa misanthropie : si Philippe est « resté immobile au bord de l’océan des hommes  », lui s’est « enfoncé dans cette mer houleuse de la vie ». Lorenzo conclut : « je vous vois tel que j’ai été »? Philippe, bien que plus vieux de Lorenzo, représente donc le passé de Lorenzo, quand il était hésitant, velléitaire. Voilà comment il parle de sa misanthropie : « La vie est comme une cité ; on peut y rester cinquante ou soixante ans sans voir autre chose que des promenades et des palais ; mais il ne faut pas entrer dans les tripots, ni s’arrêter, en rentrant chez soi, aux fenêtres des mauvais quartiers. » Une ville offre des visages différents selon les quartiers qu’on traverse. Il en va de même de l’humanité. C’est ce qui fait qu’il met en garde Philippe, presque certain qu’il est déjà que les florentins ne se soulèveront pas après la mort du duc (c’est bien sûr en lien avec 1830) : « S’il s’agit de tenter quelque chose pour les hommes, je te conseille de te couper les bras, car tu ne seras pas longtemps à t’apercevoir qu’il n’y a que toi qui en aies.» Donc, s’il ne faut rien tenter pour sauver les hommes, le meurtre d’Alexandre n’a qu’une fonction : donner à Lorenzo une assise pour sa quête d’identité, répondre à la question: « qui suis-je ? » Lorenzo est persuadé qu’il sait la vérité sur l’homme : « Je me suis réveillé de mes rêves, (…)Je connais la vie, et c’est une vilaine cuisine ».

Philippe se refuse à cette résignation de misanthrope : « Je crois à tout ce que tu appelles des rêves ; je crois à la vertu, à la pudeur et à la liberté.  »

Lorenzo lui répond qu’il a joué le « rôle de Brutus moderne », mais avec une naïveté qu’il a perdue : « je marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice comme un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant de la fable. » Sa misanthropie viendrait d’une révélation de la vérité sur la condition humaine : « l’humanité souleva sa robe et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité ». Il a trop vu l’hypocrisie de ceux qui s’enivrent de belles paroles : « j’ai bu dans les banquets patriotiques le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée  » Au reproche qu’on pourrait lui faire de ne voir que le mal chez l’homme, Lorenzo répond : « Tu ne veux voir en moi qu’un mépriseur d’hommes, c’est me faire injure, je sais parfaitement qu’il y en a de bons. Mais à quoi servent-ils ? que font- ils ? comment agissent-ils ? Qu’importe que la conscience soit vivante, si le bras est mort ? » La bonté humaine rendrait-elle impuissant à agir ? Faut-il être un peu mauvais pour agir ?

Philippe devine ce qui va se passer avec l’assassinat d’Alexandre : « tu jetteras ce déguisement hideux qui te défigure ». C’est peut-être la fonction principale de ce meurtre. Il ajoute : « Toutes les maladies se guérissent ; et le vice est aussi une maladie. » Il pense que Lorenzo peut guérir de ses problèmes (d’identité, de raison de vivre, d’hésitation entre pureté et souillure, de misanthropie, de haine du pouvoir…). À quoi Lorenzo répond, désabusé : « Je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian » (une des citations les plus employées dans les devoirs). Il termine sa confession : « Je vais tuer Alexandre ; une fois mon coup fait, si les républicains se comportent comme ils le doivent, il leur sera facile d’établir une république » Mais manifestement Lorenzo n’y croit pas. D’où la question de Philippe : « pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles ? » L’aveu devient plus précis, plus profond : « ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu (…) ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles » : sans cet acte de désespéré, Lorenzo serait condamné à laisser « mourir en silence l’énigme de (sa) vie » (cette dernière phrase pour vous montrer comment il faut parfois modifier la citation pour qu’elle demeure intelligible). Un peu plus loin, il dit ceci : « Ma vie entière est au bout de ma dague ».

Pourquoi ? Parce que Lorenzo est un vrai débauché, comme le duc : « j’aime le vin, le jeu et les filles ». Le meurtre lui servira à clarifier les choses sur lui et sur la société florentine : « il faut que le monde sache un peu qui je suis et qui il est. » Lorenzo critique ceux qui se contentent de parler : « Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches (…) pourront satisfaire leur gosier et vider leur sac à paroles. »

Ce long dialogue a permis de dégager les mobiles secrets du meurtre que se prépare à commettre Lorenzo.

scène 4 : Au palais soderini. 

Catherine lit un billet doux du Duc : un bel exemple de baratin, de bullshit dirait Frankfurt, digne d’un Valmont : « Que ma plume vous apprenne ce que ma bouche ne peut vous dire et ce que mon cœur voudrait signer de son sang. » Ceci pour que le lecteur comprenne qu’Alexandre est un vaurien, un tricheur, un menteur (et que Lorenzo a longtemps suivi cet homme…).

Marie se met en colère après son fils Lorenzo qui a parlé de Catherine au duc (colère parce qu’elle ne sait pas que cela fait partie de son stratagème pour le tuer). Marie, présage de sa mort prochaine, dit : « tout ce que je vois m’entraîne vers la tombe » (son fils est en train de la tuer sans le savoir, mais dans la réalité, la mère de Lorenzo ne mourra pas de ce chagrin que lui fait son fils).

scène 5 : Chez la Marquise. Scène qui prépare la scène 6 et montre que la marquise voudrait manipuler le duc pour le bien de Florence, et que le cardinal a d’autres vues.

scène 6 : Le boudoir de la Marquise. La Marquise, le Duc. 

Cela commence de façon énigmatique. La marquise dit « C’est ma façon de penser ; je t’aimerais ainsi. » Mais on ne sait pas la teneur de leur entretien avant cette phrase. Le duc rétorque : « Des mots, des mots, et rien de plus. » (dénonciation du pouvoir trompeur des phrases déjà évoqué à plusieurs reprises).

La marquise se révèle être une personne qui réfléchit, ce qui n’intéresse pas du tout le duc (surtout chez une femme). Il ne pense qu’à son plaisir immédiat (ce qui le conduira à la mort). « Je me soucie de l’impôt ; pourvu qu’on le paie, que m’importe ? » Voilà la seule chose qui intéresse le duc. La marquise est plus lucide : « Mais enfin, on t’assassinera. » Tirade qui s’achève sur cet espoir : « il est encore temps ; tu n’as qu’à dire ; tant que tu es vivant, la page n’est pas tournée dans le livre de Dieu. » L’espérance est une figure du « faire croire », mais pas davantage : « Laissez toute espérance, vous qui entrez » (Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate) aux portes de l’Enfer, Dante, La divine comédie, grand poème en trois parties : Enfer, Purgatoire, Paradis. Il est écrit en langue vulgaire florentine ; c’est le livre fondateur de la langue italienne (1303-1321). On pourrait dire au contraire que l’espérance est l’enfer lui-même.

Alors que la Marquise lui dit des choses « importantes » (« es-tu sûr de dormir tranquille dans ton dernier sommeil ? – Toi qui ne vas pas à la messe, et qui ne tiens qu’à l’impôt, es-tu sûr que l’éternité soit sourde, et qu’il n’y ait pas un écho de la vie dans le séjour hideux des trépassés ? Sais-tu où vont les larmes des peuples quand le vent les emporte ? »), le duc lui dit : « Tu as une jolie jambe. » On mesure par là la distance qui existe entre leurs deux états d’esprit.

La marquise, comme si elle était le contraire de Lorenzo, dit : « j’ai de l’ambition, non pas pour moi, – mais toi ! toi, et ma chère Florence !  » 

scène 7 : Chez les strozzi. Les quarante Strozzi, à souper. 

Philippe se montre encore bavard, voire beau parleur : « Qu’on allume un tonneau de poudre dans les caves de la citadelle, et voilà la garnison allemande en déroute. Que reste-t-il à ces Médicis ? Là est leur force ; hors de là, ils ne sont rien » Ou encore ceci : « Ce soir, allons d’abord délivrer nos fils ; demain nous irons tous ensemble, l’épée nue, à la porte de toutes les grandes familles ; il y a à Florence quatre vingts palais, et de chacun d’eux sortira une troupe pareille à la nôtre quand la liberté y frappera.  » (on peut appeler cela du baratin, surtout venant de Philippe Strozzi).

C’est après que l’assemblée crie : « A la mort des Médicis !  » que Louise s’effondre et meurt, certainement empoisonnée. Philippe abandonne alors tout désir de lutter. À ses amis qui lui demandent de ne pas abandonner, Philippe répond : « Liberté, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau », ce qui rappelle le dialogue avec Lorenzo dans la scène 3 de ce même acte 3.

RÉCAPITULATION DE L’ACTE 3 : Lorenzo prépare le meurtre en s’entraînant avec son ami spadassin qui devine la haine de Lorenzo. Une rencontre entre les fils et le père Strozzi montre que Philippe se contente de beaux discours. Un long dialogue entre Lorenzo et Philippe donne l’occasion au premier de faire l’aveu de ce qu’il prépare et de critiquer les atermoiements verbaux de Philippe. On apprend ensuite que la marquise échoue à influencer la conduite d’Alexandre vis à vis du peuple de Florence. La dernière scène est celle de la mort de Louise et du renoncement complet de Philippe à toute participation à une révolte contre les Allemands et Alexandre.

ACTE IV

(à partir d’ici, les choses vont s’accélérant, les scènes sont brèves, les échanges courts, jusqu’à la vitesse la plus grande, au moment du meurtre du duc, puis, dans l’acte V, à celui de Lorenzo)

scène 1 : Au palais du Duc.Entrent le Duc et Lorenzo.

Le duc prétend n’être pour rien dans l’empoisonnement de Louise, Lorenzo plaint « cet honnête Salviati » d’avoir perdu une jambe et se soucie de la disparition de la cotte de maille d’Alexandre et dit au duc de se méfier de Giomo, l’écuyer du duc. On est en pleine tromperie mutuelle. Chemin faisant, Lorenzo se renseigne sur ce qui compte pour lui : « Que portez-vous à la place ? » Le duc donne l’information cruciale : « Rien ; je ne puis en supporter une autre ».

Puis ils parlent de Catherine, la jeune et jolie tante de Lorenzo, qui affirme qu’elle adore le duc (ce qui est faux). C’est si gros que le duc en doute : « Parles-tu sérieusement ? » Lorenzo répond en mentant sous le nez d’un butor : « Aussi sérieusement que la Mort elle-même. » (vérité enveloppée dans le mensonge).

Le rendez-vous est vite arrangé, dans la chambre de Lorenzo, qui reste évasif sur la manière dont il s’est pris pour offrir sa tante au duc qui continue de douter (mais trop peu) : « dis-moi, habile garçon, tu es vraiment sûr qu’elle viendra ? Comment t’y es-tu pris ? »

La scène se termine sur un Lorenzo seul qui sait désormais que les heures se comptées pour Alexandre : « demain les républicains verront ce qu’ils ont à faire, car le duc de Florence sera mort. »

scène 2 : Une rue. Pierre et Thomas Strozzi, sortant de prison.

Les deux frères vont apprendre la mort de leur soeur Louise. Rien ici qui ressemble à une tromperie, un mensonge… On passe.

scène 3 : Une rue. Lorenzo, Scoronconcolo. 

Lorenzo avertit son fidèle Scoronconcolo que quelque chose se passera ce soit chez lui. L’ami ne sait rien de plus (il se serait peut-être pas venu s’il avait su que l’assassinat du duc se préparait).

Suit l’un des passages que je trouve parmi les plus réussis de la pièce.

Lorenzo se livre à une solitaire méditation sur ce qu’il était (« j’ai aimé les fleurs, les prairies et les sonnets de Pétrarque »), qu’il compare à ce qu’il est devenu (un « tigre » rempli d’une « joie brûlante comme un fer rouge »). Il a été métamorphosé en quittant le village de son enfance : s’il était « resté tranquille au fond de (ses) solitudes de Cafaggiuolo », il n’en serait pas à vouloir tuer le duc.

Vient la question embarrassante : « Que m’avait fait cet homme ?  » (il en parle déjà au passé). « Il a fait du mal aux autres, mais il m’a fait du bien, du moins à sa manière. »

On entre ici dans le royaume de toutes les croyances qui fondent, plus ou moins bien, l’identité personnelle : qui suis-je ? qu’ai-je voulu ? de quel père suis-je né ? (père et mère, surtout s’ils sont inconnus, sont souvent cause et objet de questionnement sur l’identité) : « Le spectre de mon père me conduisait-il, comme Oreste, vers un nouvel Egisthe ?  » (si vous avez le temps et le courage de vous plonger dans la mythologie grecque : https://fr.wikipedia.org/wiki/Égisthe).

Est-ce que j’aime ou pas cette personne ? Qui est-elle ? Alexandre a-t-il fait du bien ou du mal ? Comment peut-on faire du mal et du bien en même temps ?

Lorenzo va jusqu’à s’interroger sur son intention criminelle : « la seule pensée de ce meurtre a fait tomber en poussière les rêves de ma vie ; je n’ai plus été qu’une ruine, dès que ce meurtre, comme un corbeau sinistre, s’est posé sur ma route et m’a appelé à lui. » Il devine que ce crime ne lui apportera aucune « solution » (mais en existe-t-il une pour la vie humaine ? la pensée tragique dit non, à part la mort, du moins si c’est le néant qui nous attend…).

Sursaut de la conscience rationnelle (j’ai bien dit rationnelle, malgré ce qui suit) de Lorenzo qui change d’orientation : « Tout à l’heure, en passant sur la place, j’ai entendu deux hommes parler d’une comète. » Pourquoi cette comète surgit-elle ici ? Elle est un signe divin qui aide à se soulager de l’angoisse du non-sens : il y aurait un sens transcendant, une raison cachée qui ordonnerait l’ensemble confus et obscur de la vie, faite d’actions disparates, et la finalité apparaîtra, éclatante. 

Vient une interrogation sur sa nature, humaine ou surhumaine : « Sont-ce bien les battements d’un cœur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine ? Ah ! pourquoi cette idée me vient-elle si souvent depuis quelque temps ? suis-je le bras de Dieu ? Y a-t-il une nuée au-dessus de ma tête ? » Rien de plus rassurant, pour un martyr surtout, que de se prendre pour le bras armé de la vérité et du bien. Rappelez-vous, pour celles et ceux qui ont travaillé ce texte de Nietzsche en colle, dont voici un extrait, pour les autres : « un martyr n’a jamais rien eu à voir avec la vérité. Dans l’allure que prend un martyr pour jeter sa conviction à la tête du monde, s’exprime un degré si inférieur de probité intellectuelle, une telle incapacité à résoudre la question de « vérité », qu’on n’a jamais besoin de réfuter un martyr. » Nietzsche, L’Antéchrist). On est là au coeur du « faire croire » et du « se faire croire ». 

scène 4 : Chez le marquis de Cibo. Entrent le Cardinal et la Marquise. 

Début énigmatique (comme la scène 6 de l’acte 3, avec les mêmes personnages d’ailleurs). La marquise au Cardinal : « Comme vous voudrez, Malaspina.» Le cardinal répond : « Oui, comme je voudrai. » De quoi parlaient-ils ? de manipuler le duc dans un sens qui arrange le cardinal, aux grandes ambitions : « je ne suis ni envoyé du pape ni capitaine de Charles Quint, je suis plus que cela. » (l’ambition aussi est une forme de « (se) faire croire » puisqu’il s’agit d’un désir tourné vers un futur hypothétique).

Il va faire chanter la marquise (dire son adultère à son mari, frère du cardinal) qui pour se libérer du chantage va avouer elle-même son adultère (encore une tromperie) à son mari.

Le cardinal propose à la marquise d’utiliser ses charmes avec le duc plutôt que son esprit : « Etes-vous vierge ? n’y a-t-il plus de vin de Chypre ? n’avez-vous pas au fond de la mémoire quelque joyeuse chanson ? n’avez-vous pas lu l’Arétin ? » J’ai déjà dit que Musset est l’auteur d’une pièce pornographique, Gamiani ou deux nuits d’excès. Il était connaisseur en lubricités et débauches.

On ne saura pas exactement ce que veut le cardinal : « Je ne puis parler qu’en termes couverts, par la raison que je ne suis pas sûr de vous. » Seule indication : « vous eussiez été une autre femme, vous seriez une reine à l’heure qu’il est. » Exemple de faire croire lié à la séduction : « Savez-vous où peut conduire un sourire féminin ? » (Musset en sait quelque chose qui a tant souffert de son amour pour George Sand, qui l’a trompé à Venise, cf. Les amants de Venise de Charles Maurras dont je parle dans ma première présentation de Lorenzaccio).

Une phrase du cardinal, dictée par l’anticléricalisme de Musset, est un blasphème — puisque Dieu, pour les monothéistes, sait tout : « je vous dirais des choses que Dieu lui-même ne saura jamais. » L’homme est tellement trompeur qu’il tromperait même Dieu (à l’instar d’Adam et Ève).

La marquise cherche à connaître les intentions du cardinal : «  Si vous pouvez me convaincre, faites-le, parlez-moi franchement. Quel est votre but ?  » Mais le cardinal ne dira rien : « Agissez d’abord, je parlerai après. » C’est alors que la marquise semble comprendre le fond des pensées de son beau-frère : « vous servez le pape, jusqu’à ce que l’empereur trouve que vous êtes meilleur valet que le pape lui-même. » Le cardinal veut être pape à la place du pape, mais Il ne le deviendra jamais (https://fr.wikipedia.org/wiki/Innocent_Cybo). La marquise dit une chose que je trouve assez drôle (pour notre temps où existe la mode de la théorie du genre) : « Pour gouverner Florence en gouvernant le duc, vous vous feriez femme tout à l’heure, si vous pouviez. » (DIGRESSION : pourquoi tant de jeunes gens, d’un coup, estiment qu’ils souhaitent changer de genre ? Cela ressemble à une mode — je ne juge pas moralement : la disphorie de genre est un trouble reconnu comme un fait scientifique, qui n’affectait jusqu’ici que 0,005 à 0,014 % des garçons et de 0,002 à 0,003 des filles.. Or, ces personnes représentent aujourd’hui 6 % en Suisse, 5 % en Thaïlande, 4 % en Italie, Suède, Allemagne, Espagne, 3 % en France, Brésil, Japon, 2 % aux USA, Turquie Corée du sud, Grande Bretagne…). On dirait bien un phénomène de mode.

Le cardinal exige que la marquise aille chez le duc ce soir. Elle refuse. Il menace de lui révéler l’adultère de sa femme. Elle menace de se suicider. « Menace de femme ! » dit le cardinal, qui sous-entend par là que les femmes mentent, simulent (vieux cliché machiste, mais qui a une part de vérité qui, jugée non moralement, indique simplement que la domination masculine a forcé les femmes à être dissimulatrices (trop parler rend vulnérable).

Quand son mari arrive, la marquise double le cardinal et avoue à son mari qu’elle l’a trompé : « Laurent, pendant que vous étiez à Massa, je me suis livrée à Alexandre. Je me suis livrée, sachant qui il était, et quel rôle misérable j’allais jouer. Mais voilà un prêtre qui veut m’en faire jouer un plus vil encore ; il me propose des horreurs pour m’assurer le titre de maîtresse du duc, et le tourner à son profit. » Le cardinal disparaît, dépité. Bien joué, marquise ! Parfois, dire la vérité est payant. Son mari lui pardonnera cette incartade.

scène 5 : La chambre de Lorenzo. Lorenzo, deux domestiques.

Préparation du meurtre. Catherine annonce à Lorenzo que sa mère est malade à cause du fait qu’il a parlé de Catherine au duc. Marie croit qu’il veut la prostituer (car c’est bien comme cela que ça s’appelle). Lorenzo demande à Catherine si elle est flattée d’être désirée par le duc. Elle s’en va (écoeurée par ces paroles ?). Lorenzo seul se dégoûte lui-même : « quel homme de cire suis-je donc ! Le vice, comme la robe de Déjanire, s’est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus répondre de ma langue, et que l’air qui sort de mes lèvres se fasse ruffian malgré moi ? j’allais corrompre Catherine ; je crois que je corromprais ma mère, si mon cerveau le prenait à tâche » De nouveau, il doute de la personne qu’il est. Quelles parts de vérité et de croyance avons-nous sur notre propre compte ? Car il nous faut passer par les autres pour savoir ce que nous valons (leur admiration, leur respect, leur haine, la qualité de nos fréquentations dit la qualité de nous-même…).

Suit une phrase d’une grand pessimisme et pleine de misanthropie (qui au moins inclut celui qui parle) : « Quel bourbier doit donc être l’espèce humaine qui se rue ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de débauche, quand moi, qui n’ai voulu prendre qu’un masque pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais lieux avec une résolution inébranlable de rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver moi-même, ni laver mes mains, même avec du sang ! » (DIGRESSION IMPORTANTE SUR L’IDENTITÉ : Quand le moi est divisé, comme chez Musset lui-même, ce qui explique sa fin de vie très sombre, en proie à l’alcoolisme, à l’oisiveté et à la débauche, l’individu est en perdition. Tout lui échappe, en premier lieu son identité. Quand on ne sait plus répondre à la question « qui suis-je? », il n’y a plus grand chose à faire. L’identité est garantie par les autres, la société, nullement par soi-même. Nul ne peut se déclarer génie musical ou pictural par exemple. Il faut le jugement de personnes qualifiées pour cela.

Lorenzo fustige à nouveau les paroles qui permettent de manipuler les hommes : « Combien faudrait-il pourtant de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux poils roux ?  » La dernière phrase de la scène dit on ne peut plus clairement la culpabilité (symptôme parmi les plus évidents du moi divisé) ressentie par Lorenzo (et Musset, ce que révèle le poème Rolla : « j’ai commis bien des crimes, et si ma vie est jamais dans la balance d’un juge quelconque, il y aura d’un côté une montagne de sanglots ; mais il y aura peut-être de l’autre une goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri d’honnêtes enfants. » (notez l’ambivalence : « montagne de sanglots » versus « goutte de lait pur tombé du sein de Catherine », baratin romantique selon moi).

scène 6 : Une vallée ; un couvent dans le fond. Entrent Philippe Strozzi et deux moines ; des novices portent le cercueil de Louise ; ils le posent dans un tombeau.

Pierre supplie son père effondré par son deuil (la perte de Louise) de se joindre à la rébellion qui se prépare. Philippe refuse, et préfère se noyer dans son chagrin. Pierre dit : « Nous ne pouvons nous passer de vous ». On se demande pourquoi. Philippe rétorque : « Le jour où Philippe portera les armes contre son pays, il sera devenu fou. » Pierre a raison de dire : « Ainsi vous perdez la cause des bannis, pour le plaisir de faire une phrase ?» On se fait croire bien des choses avec de jolies phrases. Tout ce dialogue est en fait à placer au 19e siècle, en 1830, quand les bourgeois renoncent à mener la révolution « au bout » (si tant est qu’une révolution ait une fin). Quand Pierre dit : « vous n’aimez pas votre pays, ou sans cela vous profiteriez d’une occasion comme celle-ci », il faut rapporter cette phrase à 1830.

scène 7 : Le bord de l’Arno, un quai. On voit une longue suite de palais. 

Scène où Lorenzo avertit des amis qu’il va tuer le duc. Personne ne le croit, tant sa réputation est mauvaise. « Par qui doit être tué Alexandre ? » Lorenzo répond : « Par Lorenzo de Médicis. » On lui dit : « Tu veux tuer le duc, toi ? Allons donc ! tu as un coup de vin dans la tête. » Lorenzo espère que la révolte aura lieu : « tâchez d’agir demain pour la liberté de Florence. » Mais on lui répond invariablement la même chose ou à peu près : « Tu es fou, drôle, va-t’en au diable. » Du malheur de ne plus être pris au sérieux, ou cru…

scène 8 : Une plaine. Entrent Pierre Strozzi et deux bannis

Pierre rencontre un problème similaire : personne ne se joindra à la révolte si Philippe Strozzi ne rejoint pas les insurgés. Échange avec deux bannis qui se disent fatigués. On comprend dès lors que rien ne se passera après l’assassinat du duc. Ni Lorenzo ni Pierre ne sont écoutés. La résignation domine les esprits (ici encore, il faut songer à 1830).

scène 9 : Une place ; il est nuit.

Lorenzo peaufine son stratagème d’assassinat : il laissera la chambre dans la pénombre. Catherine est pudique et cela ressemblera à la chambre nuptiale pour la nuit de noces. Lorenzo fustige encore les lâches et les paroles creuses : « Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans la ville ! Mais Pierre est un ambitieux ; les Ruccellaï seuls valent quelque chose. Ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles ! s’il y a quelqu’un là- haut, il doit bien rire de nous tous ; cela est très comique, très comique, vraiment. – ô bavardage humain ! ô grand tueur de corps morts ! grand défonceur de portes ouvertes ! ô hommes sans bras ! » (on pense encore à 1830). On sent Lorenzo agité et inquiet : il redoute qu’un détail vienne ruiner son projet. Il craint aussi que sa mère meurt du tourment que cela lui fera (sa soeur chez le duc, et le duc assassiné par son fils).

Il y a un moment où Lorenzo se souvient de Louise enfant : « Pauvre Philippe ! une fille belle comme le jour ; Une seule fois, je me suis assis près d’elle sous le marronnier ; ces petites mains blanches, comme cela travaillait ! Que de journées j’ai passées, toi, assis sous les arbres !  » Cette nostalgie est aussi celle de celui qu’il fut, et qu’il a perdu.

scène 10 : Chez le Duc. Le Duc, à souper ; Giamo. Entre le cardinal Cibo.

Le cardinal avertit le duc : « Prenez garde à Lorenzo, duc. Il a été demander ce soir à l’évèque de Marzi la permission d’avoir des chevaux de poste cette nuit. » Le duc ne le croit pas (et pour cause : il a rendez-vous avec Catherine grâce à Lorenzo). Le cardinal dit alors : « Me faire croire est peut-être impossible ; je remplis mon devoir en vous avertissant. » La formule est intéressante, car elle vaut pour Lorenzo (scène 7, et Pierre, scène 8) : plus personne n’est cru, même quand un vérité importante est dite. Ravages d’une société où la confiance est perdue. Le cardinal poursuit : « Faut-il tout dire, même quand on parle d’un favori ? Apprenez qu’il a dit ce soir à deux personnes de ma connaissance, publiquement, sur leur terrasse, qu’il vous tuerait cette nuit. » Le duc est comme protégé du doute par sa confiance en Lorenzo : « Est-ce que vous ne savez pas que Renzo est ordinairement gris au coucher du soleil ?  » Mais le duc ne connaît de Lorenzo que sa face « éclairée », celle du viveur, du débauché qui se croit innocent ; il ignore tout de la face « sombre », celle de celui qui rumine et se sent coupable.

Le Cardinal et sire Maurice (qui est arrivé pendant la scène) restent seuls. Le cardinal répond à une question de sire Maurice (« Que dites-vous de cela, cardinal ? ») : Que la volonté de Dieu se fait malgré les hommes. » Cette sentence est d’une grande banalité, un truisme : si la volonté était dépendante des hommes, ce ne serait plus la volonté divine.

scène 11 : La chambre de Lorenzo. Entrent le Duc et Lorenzo.

C’est la scène du meurtre, brève, rapide. Quand le duc lui demande pour quoi il a  fait demander des chevaux, Lorenzo ment. Le meurtre a lieu entre trois tirades :

LORENZO Dormez-vous Seigneur ? ( il le frappe.

LE DUC C’est toi, Renzo ?  (il est donc déjà blessé)

LORENZO Seigneur, n’en doutez pas. ( lI le frappe de nouveau. – Entre Scoronconcolo.)

Lorenzo est maintenant détendu : « Respire, respire, cœur navré de joie !  » (joli oxymore qui rend compte d’une ambivalence : il est joyeux d’avoir tué le duc, mais navré d’avoir tué son ami de débauche). Scoronconcolo, qui n’a pas l’ambivalence de Lorenzo, s’étonne de sa conduite : « Son âme se dilate singulièrement.  »

RÉCAPITULATION DE L’ACTE 4 :  Lorenzo dérobe la cotte de maille du duc. Pierre et son frère Thomas Strozzi apprennent la mort de leur soeur Louise. Lorenzo s’interroge sur son identité et va jusqu’à se demander s’il n’est pas l’instrument de Dieu. Le cardinal menace la marquise de la dénoncer à son mari (il veut l’utiliser pour manipuler le duc), mais la marquise avoue tout à son mari. Lorenzo continue de s’interroger sur son identité, les buts qu’il poursuit. Philippe Strozzi fait défection au insurgés. Pierre ne peut le convaincre de les accompagner. Lorenzo tente d’avertir les bourgeois de la mort imminente du duc. Personne ne le prend au sérieux. Le cardinal essaye d’avertir le duc de la menace que Lorenzo représenterait. Mais le duc n’en croit rien. Lorenzo assassine le duc.

ACTE V

scène 1 : Au palais du Duc. Entrent Valori, sire Maurice et Guicciardini. Une foule de courtisans circulent dans la salle et dans les environs.

Le duc a disparu. On ne sait pas encore qu’il est mort. C’est Giomo qui annonce son assassinat. La crainte du cardinal et de Sire Maurice (« Déjà le peuple se porte en foule vers le palais ; toute cette hideuse affaire a transpiré ; nous sommes morts si elle se confirme ; on nous massacrera. ») est que le peuple en profite pour se soulever. On aimerait que certains faits ne parviennent pas au peuple. Le cardinal continue de faire croire que le duc se repose, fatigué d’une mascarade.

« Le duc est mort ; il faut en élire un autre, et cela le plus vite possible. Si nous n’avons pas un duc ce soir ou demain, c’en est fait de nous. Le peuple est en ce moment comme l’eau qui va bouillir. » Pourquoi le peuple s’agite-t-il ? Parce que lors d’une suspension du pouvoir (on dit aussi vacance du pouvoir : un vide), le peuple découvre intuitivement que tout pouvoir manque de justification, de fondement solide — qu’il est donc discutable, et que n’importe qui peut s’en emparer. L’impopularité du duc ne suffit pas à expliquer ce phénomène. (DIGRESSION IMPORTANTE : Le remplacement d’un dirigeant relève du « faire croire » : celui qui remplace le précédent est aussi peu justifié que le précédent et que le successeur. Il faut faire croire au contraire qu’il y a une continuité justifiée (le fameux : « le roi est mort, vive le roi »). Pascal a écrit un texte magnifique là-dessus : le premier des Trois discours sur la condition des grands. Un peuple  insulaire a perdu son roi. Un naufragé arrive sur l’île. Les insulaires le prennent pour leur roi. Il finit par accepter de remplir ce rôle. Et Pascal de dire : c’est exactement la condition des dirigeants politiques (en démocratie comme en monarchie ou en régime autoritaire). Le film Kagemusha de Kurozawa raconte la même histoire : Au 16e siècle, le Japon  est en proie à des guerres incessantes entre les clans. Le clan Takeda fait partie des plus puissants. Son chef charismatique,  Takeda Shingen rêve de prendre Kyoto et de s’emparer ainsi de tout le pays. Mais il est mortellement blessé avant de parvenir à ses fins, lors du siège du château de Noda. Pour protéger le clan, il ordonne alors à ses vassaux de dissimuler sa mort pendant une durée de trois ans. Le frère de Shingen qui, à l’occasion, lui servait de doublure, met la main sur un sosie parfait. Celui-ci n’a cependant pas l’étoffe de Shingen et chacun s’inquiète de le voir démasqué. Lui qui n’est qu’un voleur sans envergure, devra braver les intrigues, tromper l’entourage de Shingen et défendre le territoire des Takeda. Peu à peu, il s’identifie à Takeda Shingen et meurt lors d’une bataille. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kagemusha,_l%27Ombre_du_guerrier :

Cela explique les âpres discussions jusqu’à cette hypothèse pas si ridicule qu’elle en a l’air : « CANIGIANI Messieurs, si vous m’en croyez, voilà ce que nous ferons ! nous élirons duc de Florence mon fils naturel Julien. RUCCELLAI Bravo ! un enfant de cinq ans ! n’a-t-il pas cinq ans, Canigiani ?  GUICCIARDINI bas. Ne voyez-vous pas le personnage ? c’est le cardinal qui lui met dans la tête cette sotte proposition ; Cibo serait régent, et l’enfant mangerait des gâteaux. » 

Ruccellaï, un républicain, se lamente : « Pauvre peuple ! quel badaud on fait de toi ! » En effet, le peuple est toujours la principale victime de toutes les tromperies politiques. Mais c’est pour le bien du peuple, pourrait-on dire, car si on est d’accord avec le propos de Pascal, le peuple ne peut pas de lui-même surmonter le problème de l’absence de fondement de tout pouvoir ; ce qui entraînerait une guerre civile sans fin —  dont la seule issue serait de toute façon le surgissement d’un nouveau pouvoir. Ruccellaï rejette le vote en faveur de Côme : « Il ne faut plus à la république ni princes, ni ducs, ni seigneurs ; voici mon vote. » (Pascal dirait de lui qu’il est un demi-habile : il se croit plus intelligent parce qu’il s’oppose aux sots, ici les défenseurs de Côme — alors qu’il ne fait que la moitié du chemin vers la vérité, la pensée de Pascal ; chemin que fait celui qui est dit habile). Un défenseur de la principauté lui rétorque sèchement : «Votre voix n’est qu’une voix. Nous nous passerons de vous.  » Ruccellaï s’en va.

scène 2 : A Venise. (où s’est réfugié Philippe Strozzi)

Lorenzo apprend à Philippe la mort d’Alexandre. Comme il doute (« Vraiment ! vraiment ! Cela est incroyable.»), Lorenzo s’en agace (« Crois-le si tu veux. Tu le sauras par d’autres que par moi.  ») Petit intérêt de sa remarque : le lien qu’il établit entre volonté et croyance : on croit ce qu’on veut croire (c’est pourquoi on peut parler d’un désir de Dieu qui précède la croyance en Dieu — je mets de côté l’éducation religieuse précoce qui pousse à croire pour être comme ses parents).

Lorenzo lui demande : « Que ferais-tu si les républicains t’offraient d’être duc à sa place ? » Philippe répond : « Je refuserais, mon ami.  » Lorenzo s’en étonne : « Vraiment ! Vraiment ! Cela est incroyable. » C’est parce que Lorenzo raisonne comme un ambitieux. Ce que pensent les gens qui ne pensent pas comme nous nous paraît incroyable (si on est un peu stupide…). Je me souviens d’une collègue de lycée qui me dit un jour : « Je trouve inconcevable qu’on puisse être philosophe et de droite » (elle ne parlait pas pour moi, mais pour Heidegger, Aron et d’autres). Je lui ai répondu du tac au tac que je trouvais incroyable qu’on puisse être intelligent et de gauche. Je l’ai dit pour rire et pour imiter son pseudo-raisonnement, d’une flagrante intolérance. Lorenzo et Philippe finissent par se croire l’un l’autre : Philippe : « Pourquoi ? Cela est tout simple pour moi. » Lorenzo : « Comme pour moi de tuer Alexandre. Pourquoi ne veux-tu pas me croire ? » Philippe : « ô notre nouveau Brutus ! je te crois et je t’embrasse. La liberté est donc sauvée ! ». Ce dialogue est très intéressant : souvent, un adversaire nous dira, si on lui dit quelque chose qui lui déplaît : « c’est trop facile de penser ce que tu penses ». En fait, il suffit d’être de mauvaise foi pour utiliser cet argument, quel que soit le sujet discuté.

On notera que Philippe s’emballe très vite, homme à se croire trop vite qu’il est Oui, je te crois, tu es tel que tu me l’as dit. Donne-moi ta main. Le duc est mort ! Ah! il n’y a pas de haine dans ma joie; il n’y a que l’amour le plus pur, le plus sacré pour la patrie ; j’en prends Dieu à témoin. »)? Lorenzo, plus lucide, douche son enthousiasme : « Allons, calme-toi ; il n’y a rien de sauvé ». À Philippe qui croit à un soulèvement, et qui lui demande s’il a averti tous les républicains, Lorenzo dit : « je l’aurais dit, je crois, à la lune, tant j’étais sûr de n’être pas écouté.  » (il le sait, puisqu’il est victime de sa mauvaise réputation). À Philippe qui lui reproche de ne pas avoir montré la tête du Duc au peuple (« Tu aurais défié les hommes, si tu ne les méprisais. ») , Lorenzo répond cette phrase d’homme désabusé qui ne croit plus rien : « Je ne les méprise point ; je les connais.» La connaissance est liée à la contemplation (théâtre, théorie ont la même étymologie), tandis que l’ignorance, l’opinion et la croyance sont liées à l’action (praxis). L’échange suivant illustre ce combat. Philippe : « Je suis plein de joie et d’espoir ; le cœur me bat malgré moi. » Lorenzo : « Tant mieux pour vous. »

Philippe en appelle à l’histoire(« tous les (…) sont sensibles aux grandes choses ; nies-tu l’histoire du monde entier ? ». Lorenzo lui répond, toujours désabusé (la désabusion — le mot existe chez François Villon (15e), mais a disparu — est le fait de ne plus être abusé par une illusion, une croyance) : « Je ne nie pas l’histoire ; mais je n’y étais pas. » Très belle réponse, je trouve : les enthousiastes, fanatiques, militants, croient faire l’histoire (Arendt critique cette idée marxiste : agir, ce n’est pas fabriquer), alors qu’elle se fait toute seule, qu’elle échappe à leur volonté. L’avenir ne nous appartient pas comme un plan de maison qu’on fabrique. L’histoire a lieu comme « sans nous » : donc nous n’y sommes pas vraiment présents.

La fin de la scène révèle que l’espoir de Philippe était vain. Les Huit réclament la tête de Lorenzo. C’est donc qu’il n’y a eu aucun soulèvement.

scène 3 : Florence – une rue. Entrent deux gentilshommes.

Des florentins parlent du marquis de Cibo qui a pardonné à sa femme son infidélité. Peu à en dire de plus.

scène 4 : Une auberge. Entrent Pierre strozzi et un messager. 

Une discussion est prise en cours de route. Pierre Strozzi reproche à Lorenzo son crime qui l’a pris au dépourvu (Pierre aurait aimé venger lui-même sa soeur) : « Maudit soit ce Lorenzaccio, qui s’avise de devenir quelque chose ! Ma vengeance m’a glissé entre les doigts  » C’est bien dit : Lorenzo a voulu devenir quelque chose (« quelqu’un » aurait été moins méprisant) plutôt que d’agir politiquement pour l’avenir de Florence.

scène 5 : Une place – Florence. L’orfèvre et le marchand de soie, assis. (les deux hommes de la scène 2 de l’acte 1 : en somme, la boucle est bouclée ; l’histoire fait du sur place)

Le marchand fait un discours sans queue ni tête autour du chiffre 6, ce qui montre son esprit stupide et superstitieux. Sa conclusion est d’une bêtise insondable (« Il en résulte que six Six ont concouru à la mort d’Alexandre. ») . L’orfèvre juge ce discours sévèrement : « Quel galimatias me faites-vous là, Voisin ?  » On ne peut rien attendre d’un pareil homme qui croit des sornettes.

La fin de la scène montre deux enfants se bagarrant : le petit Salviati et le petit Strozzi, chacun avec son précepteur. Le petit Salviati: « Canaille de Strozzi que tu es ! » Le petit Strozzi : « Ton père a été rossé, Salviati. » Dialogue digne d’une cour de récréation. Pour Musset, la politique ne vaut pas davantage que ces chamailleries d’enfants. Si c’est cela, il pense autrement qu’Arendt qui prend la politique au sérieux, quoi qu’elle dise de ses liens avec le mensonge.

scène 6 : Florence. – Une rue. Entrent des étudiants et des soldats.

Les étudiants (déjà ! on se croirait en 1968…) sont seuls à s’opposer à l’élection de Côme. Toujours la critique du langage qui sert le mensonge : « Puisque les grands seigneurs n’ont que des langues, ayons des bras. » Un étudiant est tué par un soldat.

scène 7 : Venise. – Le cabinet de strozzi. Entrent Philippe et Lorenzo, tenant une lettre.

Lorenzo apprend la mort de sa mère (dans la réalité, cela n’a pas eu lieu : mourir de chagrin est un topos romantique). Il se promène avec Philippe malgré le danger dont celui-ci l’avertit : « Vous allez et venez continuellement, comme si cette proclamation de mort n’existait pas contre vous. » S’il y a quelque chose qui fait l’objet  de croyances diverses, c’est bien la mort (on la redoute, on n’y croit pas, on la nie, on se croit protégé d’elle par une puissance supérieure, etc.).

Philippe : « redevenez un homme » (ce qui voudrait dire que Lorenzo se prend pour un héros, un demi-dieu, ce que confirme la réplique de Lorenzo : « Je suis plus vieux que le bisaïeul de Saturne » (dieu du temps dans la religion romaine, se dire son bisaïeul — arrière-grand-père : Lorenzo pratique ici l’exagération, c’est comme s’il disait « j’avais déjà 15 000 ans le jour de mes 15 ans »).

Revient la question de l’identité de Lorenzo à propos de son avenir : « J’étais une machine à meurtre, mais à un meurtre seulement. » (DIGRESSION PHILOSOPHIQUE : Nietzsche fait remarquer que si l’on croit à la liberté humaine, c’est plus facilement acceptable pour un homme qui tue une seule fois que pour un « tueur en série » : en effet, la répétition machinale détruit l’idée de choix libre délibéré). On aurait donc ici un oxymore : une machine à meurtre fait dans la répétition, sinon ce n’est plus une machine. Ou bien Lorenzo veut dire que la passion qui lui a fait commettre ce meurtre a fait de lui l’esclave d’une idée fixe. Il poursuit sa réflexion sur « qui il est » : « J’aime encore le vin et les femmes ; c’est assez, il est vrai, pour faire de moi un débauché, mais ce n’est pas assez pour me donner envie de l’être. » Il distingue « être un débauché » et « avoir envie de l’être ». Façon d’avouer qu’il est toujours un moi divisé : il fait encore une certaine chose, mais ne veut plus la faire.

Lorenzo sort se promener. Il est poignardé avant que Philippe puisse envoyer un de ses hommes le suivre (dans la réalité, si le meurtre d’Alexandre a lieu en 1537, l’assassinat de Lorenzo a lieu en 1548).

Cette mort de Lorenzo est racontée avec la même économie de moyens que celle d’Alexandre. C’est « expédié », comme on dit.

scène 8 : Florence. – La grande place ; des tribunes publiques sont remplies de monde. (Des gens du peuple courent de tous côtés.)

Le peuple crie « vive Médicis ! » (il est donc bien trompé, surtout quand on lit ce que dit le cardinal : « Faire la justice sans restriction », puis dans son discours final : « l’engagement qui m’est bien doux, à moi si jeune comme je suis, d’avoir toujours devant les yeux, en même temps que la crainte de Dieu, l’honnêteté et la justice, et le dessein de n’offenser personne, ni dans les biens, ni dans l’honneur, etc. » (bullshit, pourrait-on dire avec Frankfurt).

RÉCAPITULATION DE L’ACTE 5 : Le cardinal apprend la mort du duc et craint des troubles de la part du peuple. Les républicains (comme Ruccellaï) sont mis sur la touche. Lorenzo apprend à Philippe Strozzi la mort du duc. Il met du temps à le croire, comme il en met à admettre que le peuple ne se soulève pas. Le marquis a pardonné à sa marquise son adultère avec Alexandre. Pierre en veut à Lorenzo qui lui a volé sa vengeance. Le marchand et l’orfèvre discutent des événements : le marchand délire autour du chiffre six, tandis qu’on voit le petit Strozzi et le petit Salviati perpétuer la haine de leurs pères. Des étudiants se révoltent mais son tués par les soldats. Lorenzo et Philippe échangent leurs dernières paroles, autour du thème de l’identité de Lorenzo, peu avant son assassinat. Côme fait son discours d’intronisation.


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